Elie Wiesel vient d’effectuer un passage remarqué en Suisse pour recevoir un doctorat honoris causa de l’Université de Genève. Invité de la presse et des médias, l’homme qui côtoie les présidents et les «grands» de ce monde ne laisse personne indifférent
D’abord pour le témoignage qu’il n’a cessé de porter afin de dénoncer ce que furent le nazisme et les camps de concentration: il a été question d’exterminer, dans des conditions inhumaines et indescriptibles, le Juif parce qu’il était Juif. Infatigable porteur de la mémoire essentielle, l’écrivain explique que tout ce qu’il possède, «ce sont les mots». Mots aujourd’hui qui nous touchent, qui bousculent notre passivité, parce qu’ils relèvent d’un vécu que nul ne peut nier.
Toutefois, j’aimerais exprimer un malaise que d’autres, je le pense, ont ressenti avec moi. Elie Wiesel considère que le mystère de l’Holocauste est «incommunicable». Comparer la souffrance subie pendant cette tragédie avec la souffrance des autres peuples constitue pour lui «une trahison absolue de l’histoire juive». (Against Silence, 1985)
Peut-on aller si loin en se réservant le monopole de la souffrance absolue? A force de présenter ce drame comme le crime et la faute suprêmes, la tragédie insurpassable qui efface par son terne éclat toutes les misères du monde, c’est indirectement la souffrance des autres qui est minimisée et reléguée au second plan.
Elie Wiesel veut être un témoin universel, mais il ne parvient pas à surpasser une forme de pensée tribale, qui souligne la spécificité d’un peuple se distinguant des autres.
Comme il eût été remarquable de voir cet homme au parcours exceptionnel intervenir au Proche-Orient auprès des dirigeants de l’Etat hébreu pour leur dire: «Cela suffit. Trop de souffrance de part et d’autre. Arrêtez la colonisation. Rendez leur dignité aux réfugiés qui croupissent par milliers dans les camps. Entendez-vous dignement avec les Palestiniens sur le statut de Jérusalem. Arrêtez les horreurs répétées de la guerre contre les civils. Recevez les femmes et les hommes libres qui, pacifiquement, abordent en bateau à Gaza pour dire non au blocus.»
Sur ces questions, Elie Wiesel est malheureusement silencieux. Et l’on a l’impression que les journalistes qui le reçoivent sont vaguement complices de son silence. Lui se contente de dire en trois mots que le Hamas est l’ennemi des Palestiniens, ou de souligner la menace du «terrorisme suicidaire». Il est étonnant qu’il ne voie pas que c’est la poursuite de la colonisation qui empêche la paix et contraint tout un peuple à la résistance. Pas un mot sur les massacres de Gaza, dont le souvenir est si présent. Pas un mot sur l’usage du phosphore blanc, reconnu par les responsables de l’armée israélienne.
Pas un mot, Elie Wiesel, pour l’enfant palestinien qui voit son père mourir et qui ne peut rien?
Hani Ramadan
L’invité, 24 heures, mercredi 27 octobre 2010