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La Mosquée du Vendredi, à Delhi,

 Par Yvonne Bercher

La Mosquée du Vendredi, à Delhi,

 

 

Ma fascination têtue pour la culture et l’architecture islamiques nous poussa naturellement vers la plus importante mosquée de l’Inde, majestueuse construction située dans la partie ancienne de la ville. À la perspective de visiter cet immense vaisseau de la foi, qui avait traversé plus de trois siècles, je sentis assez rapidement chez notre chauffeur - un hindouiste pratiquant - une silencieuse réticence, une raideur, que le reste du séjour confirmerait. Manifestement, Yukta éprouvait une certaine réserve vis-à-vis des fidèles du Prophète. Il eut toutefois le bon goût de ne pas faire activement obstruction à mon projet. Pour me commenter avec une débauche de précisions mains temples hindouistes surchargés comme des tourtes de mariages et hybrides au point que le message divin me semblait s’y perdre, il mettait un zèle nettement plus volubile.

Comme de nombreuses constructions indiennes du XVIIe siècle, taillée dans du grès rouge rehaussé d’incrustations en marbre blanc, la plus grande mosquée de Delhi et son immense cour représentent une enclave de sérénité dans le grouillement de la cité. Dans cet espace sacré, point de ralliement des musulmans, depuis des siècles, les adorateurs du Dieu unique se prosternent et se relient à leur créateur.

La manière dont nous prîmes connaissance de cette enceinte, y déambulâmes, nous nous imprégnâmes de son atmosphère, était un peu brouillonne, instinctive et spontanée. Autour de nous, quelques Européens, pour une fois muets et respectueux, ou tout simplement éteints par la chaleur, cheminaient eux aussi aléatoirement, comme des araignées d’eau sur un étang, au gré de leur découverte. Un ou deux marchands du temple, relativement discrets, nous approchèrent sans conviction pour nous proposer colliers et bracelets, puis s’en allèrent tout aussi mollement.

Lors de notre incursion dans cette maison d’Allah, une illumination aveuglante, plombée, dévorait ombres et nuances. De cette clarté plate, véritable gifle alors que nous aurions espéré une caresse, se dégageait une impression générale d’immobilité, comme si les créatures animées avaient été statufiées, plaquées au sol. Tout semblait figé et privé de vie. Cette profusion de lumière écrasait de banalité cet édifice sublime. Pour voir le coucher du soleil insuffler charme et poésie à ce majestueux sanctuaire moghol du XVIIe siècle, nous aurions gagné à attendre quelques heures. Faute d’être arrivée au bon moment, je ne pouvais qu’imaginer les vingt-cinq mille fidèles que pouvait contenir cette gigantesque cour, se prosternant et se relevant au rythme de la prière. Habité, animé par l’ardeur de la foi, cet espace devait dégager une force extraordinaire. L’unité de la gestuelle liturgique devait littéralement le soulever de terre.

Trois compères locaux à l’œil vif et à la barbe touffue très noire, véritable brosse déployée en éventail, s’adonnaient, visiblement chez eux, au plaisir d’un échange tranquille. L’arc polylobé grenat qui surmontait leur tête mettait en valeur la blancheur indiscutable de leurs vêtements traditionnels, le même type de tuniques que devaient porter ceux qui avaient inauguré la mosquée.

Prenant le recul que permettait l’immense cour absolument dégagée dans laquelle nous ne nous lassions pas d'aller et venir, nous contemplions ses trois dômes gris clair en forme de gros bulbes et ses deux tours lignées. Localement, quelques échafaudages hérissaient le toit de l'édifice. Par les proportions de son espace, qui désencombrent le mental et portent à la réflexion, par la verticalité de ses minarets, qui aspirent littéralement la construction des humains vers le domaine de leur créateur, l’architecture islamique, quelles que soient ses variantes, appelle à l’élévation. Entre la mosquée des Omeyades, celle d’Ibn Touloun, celle de Cordoue, et, plus près de nous, celle d’Hassan II du Maroc, on retrouve cette reposante mise en valeur du vide, qui rehausse la pureté de ces réalisations qui traversent les siècles et attirent l’attention sur les matériaux utilisés.

Émerveillée, lentement, voluptueusement, je parcourus le couloir frais qui longeait le mihrab. Des jeunes gens et des jeunes filles assis en tailleur, innocemment mêlés, tournés comme il se doit vers la Mecque, lisaient en silence le Saint Coran. De couleurs suaves et tendres, un rose framboise et un turquoise doux, les voiles de ces créatures, gracieuses comme des nymphéas, ne couvraient que très partiellement leur chevelure de jais. D’éteignoirs à séduction qu’ils auraient dû incarner selon une pratique rigoureuse, ces accessoires vaporeux et fluides avaient en toute candeur été détournés en parures.

Même si, pour voir dans cette sereine assemblée une quelconque promiscuité, il fallait un esprit obnubilé par la chair, cette mixité, entorse au dogme musulman, ne manqua pas de me frapper. En Inde, la manière des femmes de couvrir leurs cheveux contourne avec grâce toute idée même d’austérité. Elles tirent simplement en avant l’écharpe de leur sari et utilisent une étoffe relativement transparente.

De manière générale, à première vue, les musulmans indiens me semblaient moins stricts dans leur appréhension de la forme que leurs coreligionnaires arabes, qu’ils soient moyen-orientaux ou maghrébins. J’ai aussi constaté qu’à de rares exceptions près, les disciples indiens du Prophète ne maîtrisent pas la langue du Coran, qu’ils bredouillent vaguement. Ils parlent l’ourdou, idiome qui utilise les caractères arabes et dont environ 60 % des mots vient de l’arabe. Quant à la mélopée incantatoire et nostalgique du muezzin, je ne l’ai jamais entendue percer la nuit, quand bien même certains de nos hôtels voisinaient avec des mosquées. Autre sujet d’étonnement, lorsque je sortais mon foulard pour pénétrer dans un espace sacré, ce banal geste de respect suscitait de la part de ses gardiens une connivence teintée d'incrédulité. Si je ne l’avais pas fait, personne n'y aurait probablement trouvé à redire.

Moins polarisés sur les interdits que leurs coreligionnaires arabes, qu’en est-il de la spiritualité des musulmans indiens? Est-elle plus ou moins ardente ? Faute d’avoir trouvé l’occasion d’un échange digne de ce nom, et je n’aurais de toute manière pas été apte à juger, je laisserai la question en suspens.

De la déconcertante plasticité rituelle de cet islam somme toute indécis, aux contours flous, à l’opposé de tout formalisme ombrageux et inquiet, on peut supposer que les habitants du sous-continent indien sont influencés par la pluralité ambiante des croyances.

Cette multiplicité, intrinsèque à leur vision du monde, consubstantielle à leur pensée, est rivée à l’imaginaire indien comme une sentinelle à son poste. Le polythéisme est du reste si amalgamé aux mœurs qu’un jeune homme qui se rendait à la mosquée me montra malicieusement, sous sa manche, un tatouage qui représentait l’un des nombreux dieux indiens. Vaguement honteux, lorsqu’il pénétrait l’espace dévolu au culte musulman, il camouflait ce concurrent d’Allah.

Si en 1947, la partition a engendré exodes et massacres effroyables pour des raisons religieuses, comme voyageur, on a maintenant l’impression que les adorateurs d'Allah, mangeurs de vaches sacrées et pourfendeurs de pratiques païennes, ont trouvé un équilibre relativement paisible avec les idolâtres. Pas plus que les violations des droits de l’homme par le gouvernement indien, les tensions entre communautés ne sont perceptibles pour celui qui ne fait que passer.

Alors que la mosquée du vendredi donnait sur un grand jardin assez sec et dépourvu de tout mystère, qui assurait un large dégagement, je coulai un œil minutieux sur les coulisses de la maison d’Allah. Surmonté d’un écheveau de fils électriques périlleusement emmêlés, un magma de bâtiments misérables, aux teintes dévastées par l’usure et la crasse, rappelait l’encombrement endémique d’une bonne partie de la ville.

Juillet 2012.

 

 

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