Par Yvonne Bercher, Docteur en droit
Un conspirationnisme d’atmosphère
Une crispation toujours plus marquée
Un historique mouvementé, auquel s’ajoute un arsenal institutionnel fourni, traduisent la relation toujours plus tendue que la France entretient depuis une trentaine d’années avec sa communauté musulmane. Instrumentalisation raciste du féminisme, discrimination à l’embauche, promulgation de lois islamophobes, barrage au financement d’activités culturelles musulmanes, contrôles fiscaux tatillons, radiation d’associations, fermetures de comptes, révocation de subventions d’État à des collèges, annulation d’autorisations de séjour, renvoi de centaines de personnes en tribunal pour « apologie du terrorisme », législation islamophobe racontent la même histoire navrante : celle d’un racisme antimusulman structurel, qui défigure la France.
Dernier jalon de ce saccage du vivre ensemble, un rapport officiel intitulé : « Frères musulmans et islamisme politique en France » qui inspire au Président Macron une posture belliqueuse assumée. Fragile îlot d’espoir dans cette agitation contreproductive : la proposition d’introduire l’étude de l’arabe dans les écoles, manière effective et symbolique de conférer un droit de cité attendu à des millions d’anciens colonisés.
Un flou propice à l’arbitraire
Privé de signature et de références qui permettraient des vérifications, le rapport est tout aussi discret sur ses conditions de production. Combien de personnes y ont contribué ? Qui sont-elles ? Au fil de sa lecture, on réalise que le renseignement français a interrogé des préfets et approché des acteurs musulmans… sans plus. Mais comment ont été conduits ces entretiens ? Combien de temps ont-ils duré ? Là aussi, mystère. Compte tenu des visées de cette mise à l’index des Frères musulmans et de ses conséquences possibles, ce brouillard de principe fait froid dans le dos.
Confier l’élaboration de cet écrit qui engage l’Etat à un institut universitaire indépendant aurait permis d’éviter deux écueils : une appréhension fumeuse des enjeux et un maniement approximatif des instruments d’analyse. On y a hélas renoncé pour des raisons financières. Mais quand les droits constitutionnels de millions d’individus sont en jeu, pareilles économies ne sont-elles pas indécentes ? Et n’oublions pas le coût de tous les recours qui, à la suite de mesures arbitraires, engorgent les tribunaux.
L’enterrement de l’état de droit
Il faut pratiquement attendre la fin du rapport pour voir enfin nommer la menace qui l’a inspiré : une crainte pour la cohésion nationale. Supposons. Mais quel est en fin de compte l’intérêt juridiquement protégé compromis par cette « piété indésirable » ?[1] En tout cas pas l’ordre public, puisque le caractère pacifique des Frères musulmans ne fait aucun doute, même pour les auteurs du rapport. Conscients de la fragilité de leurs griefs, ils s’en tirent par une pétition de principe : « L’islamisme identitaire (…), foncièrement antirépublicain tout en respectant la réglementation, est un facteur de séparatisme… ». Mais introduire une zone grise réprimée entre ce qui est légal et ce qui ne l’est pas, c’est admettre benoîtement que le politique a enterré le droit. Jamais assez on n’insistera assez sur le fait que pour démarquer ce qui est licite de ce qui ne l’est pas, les droits constitutionnels et le Code pénal constituent les seuls critères admissibles. Lorsqu’il est question « d’une nouvelle vague de « militants bien insérés et éduqués », il y a du reste lieu d’être tout à fait rassuré, à moins de justement voir dans cette intégration un signe supplémentaire de la perfidie prêtée aux disciples de Hassan el-Bana… Quant à l’instrument miracle qui permettra de distinguer une institution frériste d’une institution non frériste, le lecteur critique l’attend avec intérêt.
Un « ennemi intérieur » créé de toutes pièces
Sur le plan de la proportionnalité, cette focalisation obsessionnelle sur les Frères musulmans est d’autant plus décalée qu’aux termes du rapport : « les entretiens conduits ont mis en évidence un relatif affaiblissement de la matrice idéologique, qui apparaît dépourvue de substance réelle depuis le milieu des années 2010. » On pourrait donc parfaitement imaginer que la supposée influence de la confrérie se dissolve de manière indolore dans la masse des sensibilités variées qui animent une population.
Regardons maintenant les chiffres. Est-ce bien sérieux de fantasmer sur la manie du secret et le caractère subversif d’un groupe qui n’occupe que 7 % des 2'800 lieux du culte musulmans répertoriés sur le sol national ? Qui n’instruit que 4'200 élèves sur les 1,7 million d’élèves musulmans présents dans la République (soit 0,25 %) ? Qui n’anime que 125 associations sur les 325'000 musulmanes actives en France (soit 0, 04 %) ?
Quotidiennement interviennent en France des brassées d’atteintes discriminatoires contre les musulmans sans que les autorités n’y voient la moindre manifestation d’islamophobie. Pire, dénoncer ce harcèlement est perçu comme un indice de radicalisation ! Mais ces quelques millions de musulmans, soit environ 11 % de la population, font - ne l’oublions pas - partie de la Nation au même titre que ceux qui les ostracisent. Des termes comme « écosystèmes », et « territoires confisqués », qui discréditent et déshumanisent, montrent l’assignation identitaire vertigineuse dont pâtissent les disciples de Mahomet, qui se caractérisent aussi par mille et une autres spécificités que leur religion, comme le reconnaît d’ailleurs la fin du rapport, plus nuancée que le début.
Quoi qu’il fasse, le musulman est donc par définition devenu le mauvais élève de la démocratie. C’est « l’autre », qui vit en collision avec le monde et qui permet la cohésion d’un « nous » toujours plus éclaté, qui peine à se définir[2]. Posséder une identité forte et apaisée, ce serait au contraire accueillir avec calme son caractère par définition dynamique. Un bref coup d’œil aux quatre volumes de « L’Atlas des peuples », suffit en effet à convaincre que l’identité du peuple français, comme celle de tous les autres peuples, ne sera, quoi qu’on fasse, pas figée pour l’éternité[3].
Harceler les musulmans, les tourmenter, les discriminer, revient à justement cristalliser les antagonismes et à alimenter le clivage qu’on prétend vouloir combattre. En un mot, c’est mener tout droit à la violence communautaire ! C’est aussi diviser et appauvrir le pays, le priver de l’apport qu’une contribution citoyenne sereine des musulmans pourrait lui fournir. Depuis 2015, les actes islamophobes ont triplé et on assiste à un exode des élites musulmanes, synonyme de clivage social, de malaise et d’appauvrissement, puisque ces universitaires ont été formés en France. La décision de quitter l’Hexagone concerne plusieurs générations et le phénomène tend à s’accélérer[4].
Travailler à la cohésion de la Nation, ce serait premièrement tenter de comprendre à quoi l’on est confronté. Se demander comment a été gérée l’immigration ouvrirait des pistes, et amènerait selon toute vraisemblance à conclure que ce problème de politique intérieure n’a jamais été traité correctement.
Comme le relève Jacques Baud, qui a passé une bonne partie de sa vie dans le renseignement, de tous les services européens, seuls les services secrets français sont obnubilés par les Frères musulmans. Pour leurs homologues allemands, « Les partisans des Frères musulmans en Allemagne agissent de manière non violente. Ils essayent de répandre leur compréhension de l’islam à travers le travail de la da’awah »[5]. Outre Atlantique, James Robert Clapper, directeur du Renseignement national sous Obama, voit les Frères musulmans comme « un groupe hétérogène laïque dans une large mesure, qui a renoncé à la violence et a accusé Al-Qaïda d’avoir déformé l’islam. »[6] Pour Myriam Benraad, politologue et spécialiste du monde arabe, cette mouvance recourt au dialogue intercommunautaire et appelle à une réconciliation qui exclut toute voie radicale[7]. Quant à François Burgat, spécialiste du monde arabe et ancien directeur de recherche du CNRS, il insiste aussi sur sa posture médiane dans le spectre doctrinal[8].
A quand une nouvelle affaire Nada ?
Et si ces frères musulmans ostracisés et criminalisés se trouvaient du bon côté de la loi ? Rappelons la charge fracassante orchestrée dans le contexte des attentats de 2001 avec le concours de plusieurs Etats contre Yousef Nada, frère musulman de la première heure et homme d’affaires talentueux[9]. Sur la base d’un article de journal qui lui imputait à tort le financement d’activités terroristes, calomnie adoptée sans vérification et relayée par les autorités américaines, tous ses avoirs avaient été gelés, ce qui avait entraîné notamment la faillite de la banque al-Taqwa. Le lésé avait alors saisi les tribunaux et le 12 septembre 2012, après six ans de procédure, la Cour européenne des droits de l’homme lui avait finalement donné raison. Au vu de la fièvre qui sévit en France, parions que les « affaires Nada » pourraient donc se multiplier.
Le racisme antimusulman vu depuis la Suisse
Alors que le rapport français mentionne à plusieurs reprises l’Angleterre, l’Allemagne et l’Autriche, il se garde bien d’évoquer la manière dont l’Etat suisse appréhende la communauté musulmane. Tout au plus mentionne-t-il un ou deux acteurs fréristes qui résident dans le pays voisin et sa bibliographie contient un ou deux ouvrages relatifs à la situation helvétique. Moins tendue et plus analytique, la posture de la Confédération suisse aurait pourtant de quoi inspirer. Le fait que ce pays notoirement peu porté à la polémique ait diligenté un rapport sur l’islamophobie mettrait-il la France de Macron dans l’embarras ?
Confié au Centre Suisse Islam & Société, division de l’Université de Fribourg, ce compte-rendu, intitulé « Racisme antimusulman en Suisse : étude de référence », paru en fin février de cette année, est l’œuvre de quatre chercheurs[10]. D’une longueur à peu près équivalente au rapport français, il précise la période considérée, la terminologie utilisée et s’appuie notamment sur les constatations faites par l’Office fédéral des statistiques. Les références y sont nombreuses.
Dans ses premières pages, on peut lire : « L’excès d’attention portée sur les personnes musulmanes et l’islam est un premier indice d’une critique injustifiée. » Il explique ensuite comment s’élaborent les schémas de pensée (attribution et ancrage de différences culturelles, supposées indépassables) qui produisent de l’altérité afin de légitimer des discriminations. Nul doute que s’il s’était avisé d’étendre son analyse à la France, il y aurait épinglé des milliers de manifestations de racisme antimusulman.
La paille dans l’œil du voisin…
Sans la moindre preuve, les fringants auteurs du rapport français présentent « l’Institut Européen des Sciences Humaines » de Saint-Léger de Fougeret) comme une sulfureuse officine perpétuant un machisme odieux. Mais que font-ils eux-mêmes ? Nadia Karmous, conservatrice du Musée des civilisations de l’Islam à La Chaux-de-Fonds, leur inspire des envolées d’un sexisme échevelé : « Elle a créé une véritable sororité islamique en Suisse et introduit le look halal ainsi que la manière de parler et de se vêtir en musulmane. » À croire que cette dynamique biochimiste serait une gravure de mode déguisée en musulmane et que dans nos rues, on ne croisait pas la moindre femme voilée avant elle. Motus et bouche cousue sur son œuvre, réalisation d’envergure européenne solidement documentée, originale et accueillante. En quelques paroles ravageuses, voici nos chers voisins qui perpétuent joyeusement les pires stéréotypes focalisés sur l’apparence des femmes au lieu de s’intéresser à ce qu’elles font ! Un tel manque de recul laisse pantois.
Conclusion
Dans son ouvrage intitulé : « 21 leçons pour le XXIe siècle », Yuval Noah Harari appréhende les laïques en ces termes : « Les laïques sont d’abord et avant tout attachés à la vérité, laquelle repose sur l’observation et la preuve plutôt que sur la simple foi. »[11] Force est hélas de conclure qu’au vu de cette définition, les auteurs de ce rapport n’étaient pas des laïques, mais des mercenaires en campagne de séduction auprès d’une extrême-droite dont les voix comptent.
À lire le manifeste partial et partiel que constitue le rapport sur les Frères musulmans, dont l’objet est présenté comme une priorité nationale, on se croirait à la veille d’un sanglant coup d’État. Mais n’est-il pas piquant de constater que ces fervents républicains, dressés sur leurs ergots, partagent leur hantise de l’infiltration frériste avec certaines organisations djihadistes de la pire renommée ?[12]
Alors que le gouvernement français est accusé d’avoir fourni des armes à Israël, favorisant ainsi un massacre qu’il a mis un temps considérable à dénoncer, car la pression de la population civile ne lui laissait plus le choix, cette diversion et cette désignation d’un ennemi intérieur, le même que celui d’Israël, n’est ni fortuite ni innocente.
Reste à espérer que ce morceau d’anthologie conspirationniste, élaboré pour des raisons électorales, finira aux oubliettes, sous des strates de poussière, comme tant d’autres rapports qui l’ont précédé.
Yvonne BERCHER.
Site internet :
http://ybercher.bicreactive.com/?fbclid=IwY2xjawKw-ZJleHRuA2FlbQIxMABicmlkETEySkUyTFoyYXVacW9MTjZOAR7E7TzYbzHUvZSPyi7m2trkPULWw8wJOWFdE_16kAVb7DuN9YITZJ2Op9qkog_aem_-qYQZRXpnJ0a8Ox--6ytVw
[1] Hamza ESMILI, La cité des musulmans. Une piété indésirable, Amsterdam, Paris, 2025.
[2] « Le musulman est devenu l’ennemi commun », Pascal Blanchard, vidéo You Tube, postée le 23 septembre 2018.
[3] Jean SELLIER et André SELLIER, Atlas des peuples, La Découverte, Paris 2000, 2001 et 2002.
[4] Olivier ESTEVES, Alice PICARD, Julien TALPIN. La France, tu l’aimes mais tu la quittes. Enquête sur la diaspora française musulmane, Seuil, Paris 2024.
[5] Jacques BAUD, Vaincre le terrorisme djihadiste, Clamecy, Max Milo, 2022, p. 142.
[6] OUVRAGE COLLECTIF, sous la direction d’Atmane TAZAGHART, La menace mondiale des Frères musulmans. Le rapport du Congrès américain commenté par les experts de Global Watch Analysis, Paris, Global Watch Analysis, 2022, p. 71.
[7] In Islam et engagement (Blog de Hani Ramadan) du 14 décembre 2015.
[8] François BURGAT, Comprendre l’islam politique. Une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste, Paris, La Découverte, 2016, p. 237.
[9] https://www.news.admin.ch/fr/nsb?id=45938
[10] « Racisme antimusulman en Suisse : étude de référence »
https://www.news.admin.ch/fr/nsb?id=104323
[11] Yuval Noah HARARI, 21 leçons pour le XXIe siècle, Albin Michel, Paris 2018 p. 223.
[12] Abu Bakr NAJI, Gestion de la Barbarie, Paris, Editions de Paris, 2007, p. 102.