Lettre ouverte à Elie Wiesel
Il y a quelques semaines, alors que Tsahal agressait Gaza, une chaîne française consacrait un reportage à votre vie. Trois points ont retenu mon attention :
D’abord, le caractère ignoble de la Shoah. Votre témoignage est essentiel : les atrocités commises par les nazis vont bien au-delà de ce que les hommes peuvent imaginer. En particulier lorsque vous décrivez ces enfants jetés vivants dans les flammes.
Deuxièmement, votre rencontre avec Mitterrand, ami d’abord jusqu’à ce que son lien avec René Bousquet, Secrétaire général de la police du régime de Vichy, fût révélé. Vous lui avez demandé de reconnaître son erreur, ce qu’il a refusé de faire. Vous lui avez dit enfin : « Monsieur le Président, reconnaissez que vous vous êtes trompé. Dieu même peut se tromper. »
Enfin, au terme de ce reportage, manifestant votre refus du destin des juifs persécutés, vous dites que vous interrogerez votre Créateur après votre mort, en lui demandant : « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, pourquoi ? »
Nul ne doute que le « devoir de mémoire » demeure une nécessité. L’extermination programmée des juifs a été un événement marquant du XXe siècle, au cœur d’une Europe qui pourtant se réclamait des Lumières. Il ne faut pas l’oublier. Il reste cependant que la Shoah ne doit pas devenir une croyance imposée, et qu’elle ne saurait faire partie d’une forme de catéchisme particulier.
L’écrivain juif Norman Finkelstein avait dénoncé cette tendance à vouloir ériger la « solution finale » en dogme absolu et unique. Déjà le philosophe Steven T. Katz avançait cette idée que l’Holocauste est « phénoménologiquement unique ». Argumentation dont on retrouve l’écho dans vos oeuvres, et qui devient, selon l’expression de Novick dans son livre The Holocaust, une religion du « mystère ». Vous affirmez en effet, Monsieur Wiesel, que le mystère de l’Holocauste est « incommunicable ». Comparer la souffrance subie pendant cette tragédie avec la souffrance des autres peuples constitue pour vous « une trahison absolue de l’histoire juive. » Et vous allez plus loin encore : « L’Holocauste est une tragédie juive aux implications universelles ; son universalité réside dans son unicité. »
( Wiesel, Against Silence)
Le problème, c’est que la revendication de cette unicité, énoncée de façon dogmatique, conduit comme l’explique Chaumont dans son livre La Concurrence des victimes, à une forme de « terrorisme intellectuel ». Finkelstein relève que « le corollaire de l’unicité de l’Holocauste est qu’il constitue un Mal unique. La souffrance des autres, si terrible qu’elle soit, ne peut tout simplement pas lui être comparée. Les tenants de l’unicité de l’Holocauste récusent en général cette implication, mais ces protestations ne sont qu’hypocrisie. » (L’Industrie de l’Holocauste) La Shoah est donc « le crime raciste absolu ». Pas question de lui comparer la souffrance des Noirs (combien de millions exterminés ?) ou celle des Indiens d’Amérique.
A force de présenter la Shoah comme le crime et la faute suprêmes, la tragédie insurpassable qui efface par son terne éclat toutes les misères du monde, c’est indirectement la souffrance des autres qui est minimisée et reléguée au second plan. Ce dont nous avons besoin pour dénoncer la barbarie, c’est le partage, non l’exclusivité. La Shoah ne doit pas être présentée comme un dogme distinct, avec sa mystique ineffable, sa vérité indiscutable, et ses hérétiques à excommunier. Elle n’en a pas besoin. La réalité historique, avec le cortège d’atrocités que l’on sait, lui suffit amplement.
Alors, permettez-moi de vous poser une seule question, Elie Wiesel : Pourquoi, alors que les soldats de Tsahal utilisent le feu contre les enfants palestiniens, massacrent des populations civiles, volent une terre qui ne leur appartient pas, pourquoi n’entend-on pas votre voix ?
C’est l’arrogance des hommes, Monsieur Wiesel, qui est coupable. Ce sont les hommes qui se trompent, qui sont lâches et injustes.
Jamais le Créateur.