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Quelques considérations sur le soufisme

 Le terme soufisme (tasawwuf)[1] a donné lieu à toutes sortes de controverses dans le monde musulman et au-delà. Certains l’ont complètement rejeté, considérant qu’il renvoie à des pratiques étrangères à l’authentique tradition musulmane.

Le soufisme est pour eux une innovation dangereuse qui trahit les fondements de l’Islam. D’autres au contraire l’ont pleinement admis, en limitant leur perception de la culture musulmane à une forme d’ésotérisme débarrassé d’une compréhension lourdement littéraliste de la foi.

La voie la plus sage consiste cependant à s’écarter de ces deux extrêmes : l’un nous conduirait à considérer que des maîtres musulmans comme ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî (m.561/1166) étaient des hérétiques, puisque ce dernier se disait lui-même « soufi », tout comme Abû Hâmid al-Ghazâlî ou Jalâl ad-Dîn as-Suyûtî. Or, l’ensemble des savants de notre communauté s’accorde à considérer qu’ils étaient non seulement des hommes éclairés, mais que l’héritage ou les œuvres qu’ils ont laissées témoignent d’une grande piété et d’une profonde connaissance de l’Islam. Ibn Taymiyya (m. 728 h./ 1328) manifestait ainsi la plus grande admiration pour al-Jîlânî, tout comme il avait le plus profond respect pour son contemporain Ibn ‘Atâ’i -Llâh, qu’il avait rencontré et auquel il était opposé doctrinalement sur quelques points.

L’autre extrême nous conduirait à nous écarter des fondements législatifs de l’Islam, en réduisant ses enseignements à une spiritualité sans corps et sans principes, à rejeter la lettre pour l’esprit, à effacer la loi pour ne conserver que l’amour. Attitude qui a conduit certains « soufis » à la doctrine de « l’unitude de l’Être » (wahdat al-wujûd), considérant que Dieu Seul est Existant, et que rien n’existe en dehors de Lui. Or, mal comprise, cette conception se traduit par une forme de panthéisme qui contredit le monothéisme musulman. D’autres ont affirmé que Dieu s’incarnait en l’homme (hulûl), et ont soutenu la possibilité d’une  complète fusion entre le Créateur et la créature, à l’opposé de l’orthodoxie islamique qui établit une distance et une séparation entre l’ordre divin et l’ordre humain ; différentiation fondamentale qui fonde la loi et donne au culte – c’est-à-dire à l’approche symbolique du divin – tout son sens pratique. On ne peut en aucun cas confondre l’adorateur et l’Adoré.

Le juste milieu consiste à ne retenir du soufisme que ce qui est pleinement conforme aux sources et à la tradition authentique de l’Islam. Al-Junayd (m. 297 h. / 910) disait ainsi : « Notre voie que voici est déterminée par le Coran et la Sunna. »

Un célèbre hadith nous montre que la foi et la religion musulmane comprennent trois aspects : l’islâm – la soumission –, qui consiste à témoigner qu’il n’y a de dieu que Dieu (Allah) et que Muhammad est le Messager de Dieu (000) ; à accomplir la prière, à s’acquitter de l’aumône légale purificatrice, à jeûner le mois de ramadan, et à accomplir le pèlerinage pour qui en a les moyens. L’îmân – la foi –, qui consiste à croire en Dieu, en Ses anges, en Ses Livres, en Ses Messagers, au Jour dernier et en la prédestination du bien et du mal. L’ihsân, – l’excellence –, qui selon la parole même du Prophète Muhammad (000) consiste à « adorer Dieu comme si tu le voyais : si tu ne Le vois pas, Lui te voit. »

A chacun de ces trois domaines correspond une science qui a été développée dans le monde musulman. Le fiqh – droit et jurisprudence islamique – traite notamment des piliers de l’Islam, comme la façon d’accomplir les ablutions et la prière. La ‘aqîda – la croyance –  ou encore ‘ilm at-tawhîd – la science de l’unicité divine – aborde l’explication des six fondements de la foi. Le tasawwuf – le soufisme – ou ‘ilm al-ihsân – la science de l’excellence indiquent comment atteindre le sommet de cet édifice par la purification de l’âme qui aspire à l’adoration de Dieu.

Or, la terminologie dont se sont servis les savants des premiers siècles de l’Islam pour désigner ces savoirs : fiqh, ‘aqîda, ‘ilm at-tawhîd,  tasawwuf  ne figure ni dans le Coran, ni dans la Sunna. Les musulmans ont utilisé des expressions nouvelles pour des raisons pédagogiques nécessitant la classification des connaissances. Prenons à titre d’exemple les règles de la langue arabe. Les termes utilisés : nahw pour la grammaire,  fâ‘il pour le sujet,  fi‘l pour le verbe n’ont pas été enseignés par le Prophète (000). Pourtant, ils sont employés aujourd’hui dans toutes les Universités du monde musulman où est enseignée l’exégèse du Coran, et c’est le Coran lui-même que les grammairiens ont pris à témoin pour justifier les règles qu’ils ont établies. Il en va de même du soufisme, qui n’est rien d’autre qu’une grammaire de la spiritualité, dont les fondements ne peuvent être que le Coran et la Sunna, et ce quand bien même les soufis utilisent une terminologie nouvelle. A titre d’exemple, les soufis parlent de maqâmât : les stations initiatiques qui permettent à l’aspirant (le murîd) de progresser dans la voie de la spiritualité. Ils affirment que le palier où l’homme parvient à se montrer pleinement reconnaissant ne peut être atteint avant de s’être hissé d’abord à celui de la piété. Ainsi, la piété (at-taqwâ[2]) vient avant la reconnaissance (ash-shukr). Ici, nous sommes en droit d’exiger une preuve de ce qui est avancé. On la trouve dans le Coran, où Dieu dit : « Craignez donc Dieu, peut-être ainsi serez-vous reconnaissants. » (Coran, 3, 123) Ce verset indique clairement que si l’homme ne parvient pas au stade de la piété, il lui est difficile d’échapper à une forme d’ingratitude vis-à-vis de son Créateur.

Il ne peut donc être question un instant de suivre des prétendus maîtres inspirés arbitrairement, qui n’appliquent pas pieusement et strictement les piliers d’al-islam, dont la foi n’est pas conforme aux fondements d’al-îmân, et qui n’agissent pas en fonction des exigences d’al-ihsân.

Certes, le mot soufisme est utilisé aujourd’hui pour désigner des sectes et des pratiques étrangères à l’Islam, comme le culte des saints et des tombeaux. Dans ce cadre, il doit être rejeté comme une forme d’imposture et de manipulation de la crédulité populaire. Mais le soufisme désigne aussi le savoir prodigieux compris dans les œuvres qui révèlent la profondeur inégalable de la spiritualité musulmane. Ignorer cette dimension, c’est faire de la brillante civilisation musulmane un corps sans âme, une écorce sans sève, une enveloppe sans contenu réel.

En tous les cas, les mots dont nous nous servons ne doivent pas nous empêcher de penser. La spiritualité, c’est toujours le sens. C’est aussi la pleine maîtrise de notre ego et de notre volonté.

Dieu fasse qu’avec ses Sagesses et ses paroles d’Ibn ‘Atâ’i -Llah, nous vivions pleinement dans l’harmonie de la lettre et de l’esprit, de l’adoration et de l’élévation, de la loi et de l’amour.

Hani Ramadan (extrait de l’Introduction aux Sagesses d’Ibn ‘Atâ’i -Llâh, à paraître in shâ Allah aux éditions Tawhid, Lyon)

 

 



[1] Tasawwuf : soufisme. Le mot viendrait de l’arabe sûf, « laine », matière grossière dont étaient composés les vêtements que portaient ceux qui avaient choisi de vivre dans le dénuement. Mais il a été aussi rattaché au mot safâ : qui désigne la pureté, parce que la pratique des soufis consistent essentiellement à purifier le cœur. D’autres ont évoqué les gens d’al-suffa, les Compagnons du Prophète (000) qui avaient émigré à Médine et s’étaient entièrement consacrés à l’adoration de Dieu, vivant sans habitation propre dans le voisinage du Messager de Dieu (000). D’autres interprétations ont été données quant à l’étymologie de ce terme. Notons que bien des polémiques inutiles auraient pu être évitées, si au lieu d’utiliser cette expression, on avait évoqué simplement la science d’al-ihsân, comme nous l’expliquons plus loin.

 

[2] At-taqwâ : la piété ou la crainte.

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