Djihadistes au départ de Genève: «La grande mosquée agit»
Terrorisme Le président de la Fédération des organisations islamiques de Suisse, Montassar BenMrad, annonce des mesures.
Un scientifique qui s’investit dans la religion, c’est atypique. Montassar BenMrad, Vaudois d’origine tunisienne, diplômé de l’EPFL, manager chez IBM, s’investit depuis plus de vingt ans pour la religion musulmane en Suisse et le dialogue interreligieux. Image: Philippe Maeder
On aurait pu interroger le manager, directeur chez IBM. Ou le scientifique, diplômé de l’EPFL. On s’intéresse au responsable musulman. Montassar BenMrad, Vaudois de 48 ans, d’origine tunisienne, est le nouveau président de la Fédération des organisations islamiques de Suisse (FOIS), qu’il a cofondée, tout comme le groupe Musulmans et chrétiens pour le dialogue et l’amitié. En tant que responsable de la plus grande faîtière des organisations musulmanes de Suisse, réunissant arabophones, albanais, bosniaques, turques et d’autres nationalités, il s’exprime avec clarté sur la crise qui touche l’un de ses membres: la mosquée du Petit-Saconnex (lire ci-contre). Et il livre les premières mesures prises.
Comment avez-vous réagi lorsque vous avez pris connaissance des problèmes qui touchent la mosquée?
C’est la première fois que l’un des membres de la FOIS, qui regroupe près de 130 mosquées à travers le pays, est concerné. J’ai donc rencontré le directeur de la mosquée du Petit-Saconnex dans les quarante-huit heures après les révélations de votre journal pour comprendre son analyse des faits et les réflexions sur les mesures prises.
Lesquelles?
La mosquée n’a pas attendu. Dans l’immédiat, sa direction a pris des mesures de sécurité. L’accès au lieu de culte se fait désormais uniquement aux heures des cinq prières dans la journée. La surveillance du site est renforcée. Les personnes qui veulent donner des cours ou faire des présentations à la mosquée doivent dorénavant demander une autorisation à la direction. Le travail des imams pour le dialogue avec les jeunes est accentué. Et si quelqu’un devait les contacter pour demander de l’aide, comme cette mère en détresse dont vous avez parlé, ils l’accueilleraient pour analyser la situation et prendre des mesures, si nécessaire. Enfin, la direction a demandé un entretien avec les autorités genevoises.
Ces actions sont-elles adéquates et suffisantes?
C’est une bonne chose que la mosquée du Petit-Saconnex ait très vite agi et qu’elle recherche le dialogue avec les autorités pour essayer de mieux comprendre la situation et voir si d’autres mesures sont nécessaires. D’un autre côté, restreindre l’accès n’est peut-être pas la meilleure chose à faire. Cette mosquée a toujours eu une tradition d’ouverture. J’espère qu’elle continuera ses actions de dialogue avec les autorités et la population, et cela, sans subir de stigmatisation. La liberté de culte doit être préservée. On ne peut d’ailleurs pas contrôler chaque fidèle. En matière de dérive, le risque zéro n’existe pas.
Que révèle la crise qui touche la mosquée du Petit-Saconnex?
Nous devons rester vigilants sans pour autant se lancer dans une suspicion généralisée. Toutes les organisations membres de la FOIS sont au diapason pour condamner les exactions et la déviance de Daech. Selon les statistiques de l’administration fédérale, 69 départs de djihadistes suisses ont eu lieu pour la Syrie ou l’Irak sur les dix dernières années. Chaque personne qui part est une personne de trop. Mais cela correspond à 1,5 cas par an pour 100 000 musulmans. C’est un nombre limité. Cette problématique est complexe. Il faut analyser le problème à la source, pour savoir ce qui motive des jeunes, souvent sans connaissance réelle de l’islam, et comment ils se font manipuler. Il faut chercher des solutions constructives en partenariat avec les autorités, ce qui se fait déjà dans d’autres cantons.
Comment un lieu de culte doit-il agir lorsqu’il a connaissance de faits graves, comme des cas de radicalisation, qui touchent à la sécurité?
Quand un problème touche à la sécurité dans un lieu de culte, le devoir citoyen prime. S’il y a un risque, il faut d’abord discuter avec la personne pour vérifier rapidement les faits, prendre contact avec sa famille, l’école ou les autorités. Cela vaut pour tout lieu de culte, mosquée ou église. Encore faut-il se mettre d’accord sur la définition de la radicalisation.
C’est-à-dire?
Les autorités de Winterthour viennent de publier une brochure pour aider les enseignants à reconnaître les premiers signes de la radicalisation. L’un des exemples cités est celui du port du voile pour une jeune fille. C’est ridicule et contre-productif. De même, si un garçon se laisse pousser la barbe, à partir de combien de millimètres doit-on s’alerter? La question n’est pas simple à traiter. Notre pays respecte la liberté religieuse. Si quelqu’un veut pratiquer de façon plus intense ou différente sa religion, a-t-on le droit de s’immiscer dans ses croyances et sa pratique? En revanche, lorsque la radicalisation touche au terrorisme, il n’y a pas à tergiverser: cela relève de la sécurité.
Si un jeune veut partir faire le hijra, en s’exilant dans un pays musulman, doit-on s’en inquiéter?
Cette notion signifie «émigration». Du temps du prophète, comme on ne pouvait pas initialement pratiquer librement sa religion à La Mecque, la hijra a été provisoirement encouragée. Aujourd’hui, les musulmans peuvent vivre leur tradition en Suisse. Alors si certains encouragent la hijra pour aller guerroyer, cela relève d’une manipulation politique.
Faut-il exclure les fidèles qui se radicalisent ou les encadrer?
L’exclusion, c’est la solution la plus simpliste. C’est même égoïste, car on ne résout pas le problème ainsi, on l’externalise. La difficulté est que les personnes concernées n’affichent que rarement leurs intentions en public. Elles risquent d’intérioriser les choses, ce qui ne facilite pas le travail que l’on veut faire pour renforcer la sécurité collective. Les expériences menées dans d’autres cantons montrent qu’il est important que les imams maintiennent le dialogue, sensibilisent et expliquent les déviances. Si un candidat au djihad fréquentait une mosquée, il faudrait que l’imam analyse rapidement la situation et prenne contact avec lui. Mais pour traiter de ces questions de sécurité, il faut les compétences et la pédagogie nécessaires, ce qui n’est pas donné à tous les imams. En fonction du cas, il faut contacter les autorités.
Aujourd’hui, les associations islamiques s’engagent-elles suffisamment pour éviter la dérive de certains fidèles?
La plupart des mosquées et des associations musulmanes s’engagent depuis longtemps déjà, en fonction de leurs moyens, dans la formation de la jeunesse à travers des cours de langue arabe et de la tradition religieuse. Mais aussi à travers des activités ludiques, des voyages, des concours de vidéos ou des activités sportives. La connaissance reste certainement le meilleur vaccin et remède contre les extrêmes et la violence. Il ne faut surtout pas stigmatiser cette jeunesse, souvent bien intégrée dans notre société, et la transformer en bouc émissaire de phénomènes qui la dépassent. La Suisse n’a rien à voir avec la France, confrontée à d’autres problèmes. Le risque de manipulation se situe clairement sur Internet, où certains jeunes puisent leurs informations à travers des médias alternatifs, les réseaux sociaux. Quand ils sont déconnectés de la réalité musulmane, ils peuvent dériver plus facilement. D’où l’importance du rôle des imams pour réduire ce risque. Il faut rappeler que cet extrémisme, qui relève de mécanismes sectaires, s’observe aussi dans d’autres religions et en politique.
Voulez-vous dire que la FOIS pourrait mieux encadrer les imams?
Nos membres estiment qu’il est nécessaire d’agir sur cette question et de condamner les actions de Daech. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut aussi minimiser les risques. La direction de la FOIS a décidé samedi de communiquer à ses membres une liste de recommandations, pour sensibiliser les responsables associatifs, renforcer le dialogue interne sur cette thématique et partager quelques exemples d’activités de prévention. Nous allons également étudier la mise en place d’une task force interne pour traiter la problématique de la radicalisation violente. L’idée consisterait à permettre un lien avec les personnes en détresse dans le but de centraliser les cas signalés, en restant en contact avec les autorités. Mais cela pose des questions légales que nous devons clarifier.
A quel moment alerter les autorités sans craindre la délation?
C’est l’un des défis! Nous ne voulons pas tomber dans le piège du soupçon et de la délation facilitée. Il faut être au clair sur les éléments qui peuvent générer un risque en termes de radicalisation violente. Nous pourrions travailler sur ce point avec le Centre suisse islam et société. Ce sujet est important, mais il ne faudrait pas que le centre se focalise uniquement sur ce genre de thème car il a pour ambition de traiter de manière plus large des questions sociétales, interreligieuses ou d’éthique sociale en lien avec l’islam.
Pour lutter contre les extrémismes, encore faut-il éduquer. L’école a-t-elle un rôle à jouer en enseignant le fait religieux de façon non confessionnelle?
C’est un sujet important. On pourrait améliorer la compréhension de l’Autre si tous les élèves pouvaient avoir un enseignement du fait religieux à l’école qui soit concerté entre les départements d’instruction publique et les organisations religieuses de référence. Mais la question est complexe. (TDG)
Le président de la Fédération des organisations islamiques de Suisse, Montassar BenMrad, sera présent à Genève lors de la journée de l'UOMG, le 4 octobre 2015.