En Islam, la notion de la liberté n’est pas purement théorique, mais elle s’est inscrite au contraire dans l’existence et le vécu des musulmans, caractérisée par le mépris des usurpateurs et des fausses divinités. Le modèle du Prophète était édifiant en ce sens : c’était celui d’un homme en rapport constant avec Dieu, habité par une confiance sans limite et un amour débordant. Un homme qui n’était pas venu pour contraindre les autres à croire sans intelligence, à se soumettre sans raison et à se conformer à un dogme qu’ils ne comprenaient pas. Son message était cependant simple et clair : c’est dans la foi seule que l’homme saisit le sens de sa destinée, et c’est par la piété seule qu’il s’élève à son Créateur, s’imposant une discipline qui lui permet de dominer sa passion et son désir.
Le savant Abu Al-Hassan ‘Ali Nadawî cite l’exemple, tiré du livre d’histoire de At-Tabarî, de ce combattant musulman qui rapporta à ses chefs un trésor fabuleux après la victoire de Al-Madâ’in, sans rien en conserver. Voyant à quel point il n’accordait aucune importance à ces richesses, ces derniers voulurent connaître son nom, mais il refusa en disant : « Je ne peux vous dire mon nom, car vous commenceriez à me louer, alors que toute louange revient à Dieu seul. Je me contenterai de la récompense qu’Il daignera m’accorder ! » Rien n’égal ainsi la sincérité dans les œuvres, et lorsque l’amour de Dieu est authentique, les trésors de la terre perdent leur éclat, et l’idée même de devenir célèbre semble dérisoire.
Les hommes formés par le Prophète étaient ainsi devenus humbles devant leur Créateur, mais fiers devant les tyrans et les oppresseurs. Les polythéistes poursuivirent ainsi les compagnons du Prophètes qui s’étaient réfugiés en Abyssinie. ‘Amr Ibn Al-‘Âs et ‘Umâra Ibn Al-Walîd[1], tous deux alors ennemis de l’Islam, mirent le Négus en garde contre l’esprit rebelle de ces jeunes convertis à l’Islam, soulignant qu’ils n’accepteraient pas de se prosterner devant lui, comme c’était la coutume. Ja‘far Ibn Abî Tâlib répliqua sans hésitation : « Nous, musulmans, ne nous agenouillons que devant Dieu et devant personne d’autre. »[2] Fidèles aux enseignements de leur Prophète, les croyants préféraient ainsi prendre le risque de s’attirer la colère d’un roi dont leur sort semblait dépendre, et de se voir ainsi renvoyés à La Mecque où les idolâtres les attendaient pour leur faire subir toutes sortes de supplices, plutôt que de renier leur foi. Le Négus était alors un chrétien éclairé : il admira cette détermination et choisit de protéger les réfugiés musulmans.
Autre exemple historique donné par Nadawî, celui de Rib‘iy Ibn ‘Âmir et de Rustum. Le grand compagnon du Prophète Sa‘d Ibn Abî Waqqâs avait en effet envoyé Rib‘iy pour expliquer au commandeur en chef des Perses l’objet de la présence des armées musulmanes aux portes de son royaume. Lisons le récit de cette rencontre tel que l’expose Nadawî :
« Le commandeur en chef de l’Iran, Rustum, le reçut dans une grande salle d’audience, ornée de tapis magnifiques. Le commandeur en chef portait une couronne et des vêtements scintillants de pierres précieuses. Il était assis sur son trône. Rib‘iy, au contraire, était pauvrement vêtu. Il était presque en haillons et son bouclier était trop petit pour lui. Son cheval n’avait pas de race. Monté sur cette pauvre bête, il s’avança vers Rustum et l’animal piétinait de ses sabots le précieux tapis. »[3] Rib‘iy n’enleva ni son casque ni ses armes, ce qui choqua l’assemblée. Interrogé sur le sens de la mission des musulmans, il déclara : « Nous avons été envoyé par Dieu pour faire passer ceux qu’Il a choisis de la soumission aux hommes à la soumission au Maître des hommes ; des étroites limites de ce bas monde à l’immensité sans limite de la vie dernière ; de l’oppression des autres religions à l’équité et à la justice de l’Islam. »[4]
Cette parole de Rib‘iy est restée célèbre à tout jamais dans l’histoire de la civilisation musulmane. Elle résume en quelques mots l’essentiel de son message : soumission à Dieu seul et rejet de toutes les idoles, dépassement de soi vers la transcendance et l’au-delà, refus de la cupidité et du matérialisme sous toutes ses formes, établissement de la justice et de l’équité sur les fondements de la raison et de la Révélation, opposition à l’idolâtrie religieuse recelant l’oppression, la tyrannie et la superstition.
[1] ‘Amr s’est converti par la suite à l’Islam et il est devenu le célèbre compagnon que l’on connaît. ‘Umâra, lui, est mort dans l’incroyance, et n’a pas suivi le même chemin que trois de ses frères qui sont entrés dans l’Islam : Khâlid, Hishâm et Al-Walîd (Cf. Al-Isâba, Ibn Hajar, vol. 5, p. 216).
[2] Ibn Kathîr, Al-Bidâya wan-Nihâya, vol. III
[3] Abu Al-Hassan ‘Ali Nadawî, Seul un Prophète pouvait le faire, éd. Centre Islamique de Genève et Tawhid, Lyon 2001.
[4] Ibn Kathîr, Al-Bidâya wan-Nihâya, vol. III