Jamais la presse occidentale n’aura à ce point soutenu une armée contre un processus démocratique en cours. La manipulation pour faire tomber un président élu par la majorité des Egyptiens aura été totale.
Il y a d’abord des chiffres fallacieux avancés pour soutenir l’idée d’une contestation sans précédent.
Le Monde avance le nombre de 14 millions de manifestants le dimanche 30 juin sur la place Tahrir, voire de 17 millions ! Or, ces chiffres ont été donnés par des sources militaires et policières uniquement pour justifier numériquement la remise en cause de l’élection de Morsi, élu par 13,2 millions de voix (Le Monde du 2 juillet 2013). Les observateurs indépendants ont constaté au contraire qu’il n’y a eu en tout et pour tout que quelques centaines de milliers de participants. Il est ahurissant que les agences de presse se livrent à une telle forme de désinformation !
Il y a ensuite la couverture médiatique des événements : France 24 organisait le soir du 2 juillet 2013 un débat sur ces revendications populaires. Pendant toute l’émission, l’image bien cadrée du rassemblement sur la place Tahrir revenait pour donner l’impression que toute l’Egypte était en colère. A un seul moment, une prise de vue présentant le regroupement des partisans de Morsi a fait son apparition, sans doute pour conserver à cette présentation un semblant d’objectivité. Or, dans le même temps, c’est tout le peuple égyptien qui est sorti pour dire non à l’ultimatum de l’armée et marquer son soutien au gouvernement légitimement élu. Sur la place Rabi‘a Al-Adawiya, ils étaient quatre millions. Sur la place Al-Nahda, à Giza devant l’université du Caire, ils étaient plusieurs centaines de milliers. A Alexandrie, Assiout, Al Mina, Qina, Bani Souef, Souhag, Doumiat, Al Sharqia, Tanta, Port Said, Al Arish, Al Ismailiyya, Al-Fayoum, Al-Monofeya, Luxor, 6 Oktober, Kafr el-Sheikh, Al-Mansoura, Assouan, Sharm el-Sheikh, dans chacune de ces villes, une foule innombrable a clairement fait savoir qu’elle n’était pas dupe. Le journal Misr 25 qui diffusait en direct, dans la nuit du 2 au 3 juillet, les séquences montrant une mobilisation plus importante que celle de la place Tahrir, a été ignoré par les médias internationaux. L’armée a fini par interdire toute prise de vue aérienne de ces rassemblements gigantesques dans au moins 19 villes. Et depuis le coup d’Etat, Misr 25 ne diffuse plus. Trois de ses journalistes ont été arrêtés.
Le journal Le Temps lui-même a utilisé des procédés similaires : présentant le 1er juillet 2013 en première page une vue aérienne de la foule immense place Tahrir, et le surlendemain un gros plan inquiétant sur un barbu, avec en profondeur une photo floue du président, image censée illustrer la mobilisation pro-Morsi. Page quatre de la même édition du 3 juillet, c’est à nouveau une photo faisant ressortir quelques personnes qui nous est présentée.
En fait, l’effet médiatique escompté par les opposants minoritaires au gouvernement Morsi, destiné à appuyer une manœuvre militaire qui n’est rien moins qu’un coup d’Etat, a parfaitement fonctionné. Je le répète : c’est une image, toujours la même – la place Tahrir, sur laquelle les médias sont revenus en boucle, encore et encore, avec ces feux d’artifice à l’évidence bien préparés et des lasers opérant – qui a pu contrebalancer, aux yeux de l’opinion publique internationale, une majorité défendant la légitimité du scrutin, réduite à la « non-visibilité », pour être encerclée finalement par des chars déployés.
Le devoir des journalistes libres et honnêtes n’était-il pas de dénoncer ces abus, au lieu de se tenir à une version officielle confortable ?
Il y a enfin l’hypocrisie qui consiste à faire croire que Morsi a mené une action partisane destinée à favoriser son clan. Quelle aberration ! Lui qui dès son investiture a tenu à être le président de tous les Egyptiens, désignant des ministres et des responsables de tous les horizons. Lui qui n’a cessé d’appeler l’opposition à participer à l’effort gouvernemental pour construire ensemble l’avenir du pays. Le respect de la volonté populaire suppose l’acceptation des élections selon une réglementation précise. Ceux qui sont à l’origine de ces troubles n’ont jamais admis la présidence de Morsi. Vaincus par le scrutin, ils se sont unis pour semer le désordre : payant des jeunes gens pour jeter des pierres, et allant même jusqu’à fournir des armes aux voyous qui ont tué de sang-froid des civils.
Les faits attestent que ce sont les Frères musulmans qui ont été victimes de ces transgressions contraires aux principes de la citoyenneté. Jamais ils n’ont admis le recours à la violence. Des membres de l’organisation ont été tués, et plusieurs de leurs bureaux ont été saccagés.
On nous avait mis en garde contre la prise de pouvoir des « islamistes » qui allaient prétendument confisquer les libertés. Qu’a-t-on vu ? Un gouvernement qui a refusé d’interdire l’expression des revendications. Le débat en Egypte était complètement ouvert, ce qui n’est déjà plus le cas aujourd’hui, alors que les arrestations se poursuivent contre la liberté de parole et contre la Constitution.
Il est donc parfaitement regrettable de voir la presse et les médias occidentaux jongler avec les chiffres et se faire l’écho d’une iniquité flagrante, pour justifier en fin de compte que des militaires se substituent à l’arbitrage des urnes.
Aucun esprit libre et éclairé ne peut accepter ce coup d’Etat.
Hani Ramadan
P.S. : Nous aurions aimé que Le Temps accepte de publier cet article en admettant nos remarques. La transparence aurait voulu que la rédaction du journal reconnaisse une manipulation des images.