La France va-t-elle à la dérive ou retrouve-t-elle, avec François Fillon, un nouveau souffle républicain ? Il semble qu’il y ait lieu d’être inquiet, et cela pour trois raisons, qui toutes révèlent des formes de mensonges superficiels :
-Il y a d’abord la volonté d’afficher une identité française qui ne se reconnaît pas dans le multiculturalisme, et qui affirme, même si elle ne le dit pas à voix haute en climat laïc, que la France a des racines chrétiennes. Certes, c’est bien le cas. Mais qui ne voit qu’en définissant cette identité par un facteur confessionnel, on exclut de prime abord tout ce qui n’en fait pas partie ? Ce sentiment, dont se servent les frontistes pour élargir leur électorat, est largement exploité par François Fillon, comme par Valérie Boyer, sa porte-parole, laquelle a ostentatoirement affiché – au moins l’espace d’une apparition télévisée – la croix qu’elle porte à son cou. Or, il est clair qu’au vu des informations données sur le sort des minorités chrétiennes dans le monde musulman – informations tronquées quand elles ne précisent pas que les musulmans sont victimes eux-mêmes de Daech, bien plus et en plus grand nombre que les chrétiens –, l’idée d’une réciprocité s’installe dans les esprits, en exigeant que l’islam disparaisse de l’espace public. Pourtant, dans une saine république, chaque citoyen devrait bénéficier de la liberté de pratiquer ouvertement sa foi. Hélas, c’est ce que la France très laïque ne fait pas depuis plus de trois décennies, en réservant un traitement discriminatoire aux musulmans, notamment sur la question du voile.
Fillon, comme Sarkozy avant lui, comme d’ailleurs la quasi-majorité des députés français, ne se soucie pas de blesser ouvertement les sentiments religieux des croyants musulmans, se pliant à la tyrannie d’une doxa qui stigmatise, mais certainement pas aux principes d’une république qui défend les droits de l’homme et du citoyen, notamment en matière de conscience et de liberté religieuse.
- Fillon va cependant plus loin, et la posture qui est la sienne est celle d’un va-t-en-guerre à la Bush qui appelle les Français à reconnaître leur véritable ennemi, celui qui cristallise le mal qui les touche, celui qui sème la peur et la terreur. Posture qui est en grande partie à l’origine, bien que personne ne semble vouloir le relever, de sa formidable ascension pendant les primaires. Car elle est grande, cette France qui chante La Marseillaise à Nice parce qu’un voyou y a tué des innocents. Un Arabe, certes, mais assimilé à ce point qu’il vivait entre l’alcool et les prostituées… Qu’importe, l’occasion est trop belle pour ne pas énumérer dans son dernier livre, Vaincre le totalitarisme islamique, la liste des derniers attentats, en livrant les versions officielles, même là où les enquêtes ont été plus que dérisoires, et en répétant que « le totalitarisme islamique, voilà l’ennemi » ! L’essai qu’il a produit et qui est très rapidement devenu un best-seller, est une somme de considérations grossières, et surtout de raccourcis qui conduisent à d’épouvantables amalgames : le salafisme comme les Frères musulmans représenteraient – avec Daech ! – cette idéologie totalitariste qui serait à l’origine du terrorisme : il passe ainsi, sans nuance aucune, des attentats du 13 novembre 2015 à la guerre que livre « l’Etat islamique », à la doctrine salafiste et aux Frères musulmans.
Certes, la France doit assurer sa défense. Néanmoins, elle doit le faire avec intelligence. Peut-on rappeler à Fillon que les Frères Musulmans d’Egypte ont suivi une procédure démocratique et qu’ils ont été victime d’un coup d’Etat ? Monsieur Fillon minimise le coup d’Etat, et se dit soulagé par l’éviction des Frères ! On voit bien ce qui sonne faux : la république respecte la volonté populaire majoritaire. Il semble pourtant que cette notion reste très relative quand cette majorité est faite de musulmans.
-Il y a plus. Là où la dérive est particulièrement odieuse. Là où Fillon, comme Marine Le Pen, ont perdu une partie de leur âme. On ne peut avoir d’autres mots pour qualifier le traitement qui a été réservé au peuple syrien. Ce dernier s’est soulevé contre un dictateur, et à présent – autre raccourci ignoble – on considère qu’il n’est question que d’islamistes rebelles qui s’opposent à un régime reconnu.
Non, Monsieur Fillon, la guerre contre le totalitarisme dont vous parlez s’est traduite par le massacre de tout un peuple luttant contre un despote, massacre soutenu par Poutine, par l’ONU et le veto russe. Les éléments fanatisés qui se sont introduits dans le conflit et qui menacent l’Occident auraient pu, très vite, être maîtrisés. Telle n’est pas toutefois la volonté des maîtres d’une stratégie hégémonique refusant aux nations musulmanes le choix des urnes. Et vous osez nous parler de valeurs républicaines ? Vous criez au scandale en relevant les morts sur le territoire français – et vous avez raison de déplorer le sort de ces innocents –, mais combien vous voilà incapable de mesurer l’ampleur de la tragédie que vivent les Syriens, victimes d’un Poutine qui dit lui aussi, comme vous, vouloir en finir avec l’islamisme ! Et c’est cette déclaration de guerre que vous faites entendre jusque dans les cités françaises ? Ces cités bénies qui enverraient Bachar à la Bastille ? En vous servant de surcroît de la peur pour récolter des voix ?
Prenez garde, Fillon. Bush junior était, entre les trois Tours détruites du World Trade Center, un exalté. Il a fini, à force de mensonges et bien que président, dans les poubelles de l’histoire.
Hani Ramadan
Directeur du Centre islamique de Genève
Le Temps,
Débat, opinion
13 décembre 2016